Je reproduis ici un texte de mon cru paru ce printemps dans la revue Langues de feu (vol. 9 no 2).
La saison des débordements
Un printemps. C’était au début du mois de mai. Un soir appesanti par la tristesse, par ce voile qui couvre l’esprit parfois. J’avais le vague à l’âme, une petite déprime momentanée, comme il m’en arrive parfois après des moments de surmenage ou de fatigue accumulée. Pas très loin d’où j’habitais prenait place un vaste cimetière aux longues allées jonchées d’arbres, une oasis de tranquillité en quelque sorte. Le cimetière était gris, le ciel était gris, mon âme était grise. Les arbres, dénudés. Par souci d’appuyer la tension dramatique, je décidai d’aller me promener dans ce lieu propice à la mort dans l’âme. Je marchais lentement, les yeux au sol, quelque peu peiné par l’inanité de ma vie. Un petit relent de désespoir embaumant ma route…
Alors que je déambulais sans but dans les ruelles, une branche d’arbre frôla mon épaule. Mon regard se souleva. Un frisson me transit. Tout frêle sur la branche encore nue, un petit bourgeon se dépliait. Minuscule. Insignifiant. Vigoureux. À sa vue, une lueur se fit en moi. Mon âme s’ensoleilla, comme le ciel à l’aube. Une larme se faufila sous mon œil et dessina une rigole. Je retrouvai espoir, repris force. Trêve de gris. Retour au jour. Sursaut inopiné du printemps. En moi. Jaune comme l’or.
Un printemps jaune? Oui… Parce que c’est la couleur du soleil retrouvé, blanc comme un drap l’hiver. Parce que c’est la couleur de la lumière qui éclabousse de nouveau les toits et les rues. Parce que c’est la couleur des heures de clarté qui étirent les soirs. Parce que c’est la couleur de quelques vigilantes tulipes, promptes à sortir de leur tanière. Parce que c’est la couleur des pissenlits qui s’en donnent à cœur joie sur les pelouses vertes. Parce que c’est aussi la couleur que les Amérindiens associent à cette saison de la renaissance, de la vivacité, de l’éclosion, etc. Tel un œuf qui éclot!
« Intense, violent, aigu jusqu’à la stridence, ou bien ample et aveuglant comme une coulée de métal en fusion, le jaune est la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs, difficile à atteindre, et qui déborde toujours des cadres où l’on voudrait l’enserrer. » (Dictionnaire des symboles) Expansion. Sortie des cadres. Éclaboussements. Débordements. « Quand tu colories tes dessins, ne dépasse pas trop! » Mon œil! Tu peux le faire. Tu as le droit! Si ça te chante. Regarde le printemps…
Quand je fais ma promenade quotidienne, en cette saison où la sève monte, je ris de voir les parterres qui se couvrent effrontément de pissenlits, jaunes vifs, rebelles, qui défient les pelouses trop parfaites. Et les propriétaires s’évertuer à les pourchasser, souvent en vain! C’est tellement beau, cet envahissement soudain du printemps. Cette douce armée qui assiège les châteaux-forts, les chasses-gardées. Symbole de la vie qui éclate, qui reprend sa place, qui revendique son droit de surgir et de vivre. Le printemps s’épivarde et fait éclater les formes. Avec l’été, on tente trop souvent de retracer les contours, de maîtriser les élans, de circonscrire les étalements, d’effacer les bavures, d’arracher les mauvaises herbes. Violence?
Lors de cette même promenade, je m’émerveille aussi de voir deux magnifiques cerisiers qui bordent la rue des… Chênes (eh oui!) Léger pied-de-nez à ces messieurs! Pendant quelques jours à peine, ils disent leur bonjour à la vie en se couvrant littéralement de menues fleurs rose pâle, comme si une neige fine saupoudrait leurs branches. Dons éphémères du printemps. Ensuite, on a droit à une pluie de fins pétales qui maculent de pureté le bitume. Puis, plus rien. Retour à la normale. Et que dire des magnolias qui se décident à faire leur clins d’œil au mois de mai en dévoilant leurs centaines de magnifiques fleurs blanches, rien qu’une toute petite semaine aussi. Débordement de parfum et de beauté! Pour qui sait la saisir…
Le printemps suscite le renouvellement des formes, l’étirement des jours – c’est la saison où les jours sont les plus longs –, le déploiement des étendues de verdure qui se repaissent de la lumière dorée qui les caresse. Il est le responsable du débordement des rivières, de leurs humeurs : embâcles et débâcles. L’eau y reprend son droit sur l’humain. La vie reprend le dessus. Elle a le dernier mot, un mot qui célèbre l’éclatement, la démesure, l’abondance, l’extravagance. De Pâques (la vie est plus forte que la mort), il embrase les jours jusqu’à la Pentecôte (le feu de la créativité se répand). Comme pour redire que la vie est libre de ses effusions. Totalement.
Le printemps est un hymne à ce petit espace qui luit en soi, qui crie la folie d’être et qui a envie de se dire sans mesure. Il est pleine liberté.
G. B.